Attentat à la voiture piégée dans un quartier chiite de Beyrouth (9 juillet 2013). |
Alors
que le conflit syrien s’enlise et que le bilan humain s’alourdit
jour après jour (environ 100 000 morts et près de deux
millions de réfugiés), les craintes des libanais de voir la
violence s’étendre à leur pays se précisent. Craintes justifiées
par les affrontements récents entre des groupuscules de radicaux
sunnites et l’armée dans la ville de Saïda mais aussi par
l’attentat le 9 juillet en plein cœur de Beyrouth contre des
bureaux du Hezbollah.
Tandis que
notre entretien débutait à peine, mon interlocuteur me coupa la
parole pour éclaircir un point crucial. « Au
Liban, la première chose que l’on te demande, c’est ta
confession. » m’explique N. N.est un
doctorant de 31 ans, calme, s’exprimant dans un français parfait.
Il est né à Zahlé, ville chrétienne et principale agglomération
de la vallée de la Bekaa, sise entre les monts Liban à l’ouest et
Anti-Liban à l’est. En tant que catholique, il suit naturellement
ses études secondaires dans l’établissement Notre Dame des
Apôtres puis part à Jounieh, au nord de Beyrouth, pour poursuivre
des études universitaires en droit à l’université Saint-Esprit
de Kaslik. A 27 ans, il s’expatrie en France où il est diplômé
de deux masters, en droit et en commerce international. Il compose
actuellement une thèse sur les tribunaux pénaux internationaux en
droit public international.
La réflexion
de N. apparait d’autant plus judicieuse que le Liban ne compte pas
moins de dix-huit confessions religieuses parmi lesquelles les
musulmans sunnites, chiites et druzes ainsi que les chrétiens,
majoritairement maronites mais aussi grecs orthodoxes et catholiques.
N. évoque
aussi le mouvement évangélique protestant qui se développe au
Liban et la communauté juive dont la plupart des membres ont émigré
et « se
font de plus en plus rares et discrets. ».
De fait, le Liban, petit état de seulement 10 452 km²,
apparait comme un véritable patchwork de communautés, qui
s’établissent grosso modo de la manière suivante : les maronites
dans la partie centrale, de Beyrouth à la plaine de la Bekaa, les
grecs orthodoxes autour de Tripoli et de la capitale. Les sunnites
occupent le nord du pays ainsi que la périphérie des villes de
Baalbek et de Saïda. Enfin, les chiites se concentrent au nord-est
et au sud-est tandis que les druzes s’implantent principalement
dans le Chouf.
La
question de la cohabitation se pose donc et a fortiori dans un pays
qui cristallise à la fois des enjeux géostratégiques, politiques
et religieux. Toutefois, cette même cohabitation ne peut se
comprendre si l’on occulte deux facteurs importants propres aux
communautés confessionnelles libanaises. Le premier de ces facteurs
est un marqueur d’appartenance à la communauté véhiculé par
l’usage du prénom comme le rappelle N. « Tu
peux savoir la religion de quelqu’un à travers son prénom. Si tu
as un prénom de saint ou francophone, tu es plutôt chrétien.
Charbel, Elias, Antoine sont des prénoms chrétiens. ».
Néanmoins, l’usage de ce marqueur n’est pas l’apanage seul de
la communauté chrétienne. Il précise ainsi « Les
musulmans portent généralement des prénoms arabes. Mohamed ou
Ahmed pour les sunnites, Ali pour les chiites. ».
C’est d’ailleurs en toute logique que les sunnites choisissent le
prénom du prophète ou un de ses dérivés tandis que les chiites
optent pour celui du neveu de ce dernier.
Ce
sentiment communautaire fort se double aussi de ce que l’on
pourrait considérer comme une allégeance et que N. exprime à
travers la notion de « ralliement à un
pays ou à une puissance étrangère. ».
Ce point précis illustre alors la fragilité de la paix à
l’intérieur du Liban et contribue à expliquer en partie les
signes d’instabilité récents. Ainsi, les chiites se révèlent
être proches de L’Iran des ayatollahs et de la Syrie tandis que
les sunnites bénéficient du soutien de l’Arabie Saoudite
wahhabite et plus largement des pays du Golfe tels que le Qatar. Les
chrétiens, quant à eux, sont par tradition ouverts sur l’Occident
et proches, en particulier, de la France.
Dans
les faits et de façon plus prosaïque, la cohabitation se traduit à
la fois par des contradictions fortes entre les modes de vie mais
aussi par une certaine forme d’entente entre les communautés.
Ainsi, une anecdote que me rapporte mon interlocuteur illustre
parfaitement le premier point. « A
Beyrouth, dans un quartier chrétien de la banlieue, il y a la rue
Monnot avec beaucoup de bars et de boites de nuit et à quelques pas,
il y a le quartier musulman avec une ambiance totalement différente.
On passe des filles en jupe, d’une ambiance festive à une ambiance
plus feutrée avec des drapeaux noirs, des photos de martyrs. ».
Alors que j’interroge N. sur le risque de violence dont découle
cette proximité, il approfondit en admettant que « certains
chrétiens n’iront pas dans ces quartiers par peur. »
mais reconnait dans le même temps « qu’aujourd’hui,
il n’y a plus de risques. ». Il se
souvient toutefois que par le passé, on lui recommandait de retirer
la croix suspendue à son rétroviseur quand il passait dans les
quartiers musulmans.
Si
le cloisonnement en quartiers confessionnels existe, il ne faut pas
pour autant se figurer une géographie
ethnico-religieuse du Liban figée dans la
mesure où il existe aussi des zones mixtes. Ainsi N., pour avoir
vécu dans un village mixte, compte parmi ses amis à la fois des
druzes, des chiites ou encore des sunnites.
La
question de l’équité entre les différentes communautés et donc
par conséquent celle de la paix sociale est traitée tout d’abord
par un accord tacite qui revêt la forme d’une coutume stipulant
que « depuis l’indépendance du pays
en 1943, le président est maronite, le premier ministre sunnite
tandis que le président de l’assemblée est un chiite.».
Cette coutume se double d’ailleurs d’un caractère légal
notamment à l’occasion des concours de la fonction publique où
« On doit retenir un chrétien, un
musulman, etc. […] on doit toujours observer cette variété. ».
Cette
façon si particulière de nommer les plus hauts représentants de
l’Etat et du gouvernement nous offre une transition idéale pour
évoquer le paysage politique libanais ainsi que la guerre civile et
les différentes périodes de violences, le fait militaire et la vie
de la Cité étant inextricablement liés dans ce pays. Sans se
départir de son calme, N. résume d’une seule phrase laconique la
situation libanaise de 1975 à aujourd’hui. « Il
y a toujours eu des conflits politiques, différentes guerres. »
et pour souligner les conséquences graves découlant des obédiences
des différentes confessions, il ajoute « Le
Liban subit la guerre des autres. ». On
ne peut lui donner tort tant l’influence étrangère fut
omniprésente durant les différentes phases du conflit.
Photo prise le 18 janvier 1976, en pleine guerre du Liban par la photoreporter Françoise Demulder |
Ainsi
lors de la guerre de deux ans (1975-1976),
les miliciens chrétiens des Phalanges Libanaises, les Kataeb,
affrontèrent à la fois les membres du parti social nationaliste
syrien (PSNS), basé au Liban et pro-syrien mais aussi les militants
palestiniens de Yasser Arafat. En 1976, Hafaz el-Assad, président
syrien et père de Bachar, afin de faire respecter un cessez le feu,
pénètre au Liban avec des soldats et des chars. S’ensuit alors
jusqu’en 1982 un état de guerre latent qui voit s’affronter les
factions chrétiennes dans une lutte interne mais aussi celles-ci
contre les troupes syriennes. En 1978, dans le sud du pays, pour
sécuriser les villes du nord d’Israël, Tsahal lance une offensive
afin de repousser les militants palestiniens dans le nord du Liban.
Israël soutient d’ailleurs financièrement et matériellement
l’Armée du Liban Sud, une milice composée de chrétiens mais
aussi de chiites et de druzes, hostiles aux miliciens de L’OLP.
Photo prise après l'attentat du Drakkar qui avait, le 23 octobre 1983, couté la vie de 58 soldats français et d'une famille libanaise. |
La
seconde phase du conflit (1982-1990) voit à nouveau des
affrontements entre les miliciens d’Arafat et les libanais mais
aussi entre les phalangistes chrétiens et les druzes dans le Chouf.
La force internationale, arrivée à Beyrouth en 1982, quitte pour sa
part le pays en février 1984 après avoir subi des attentats dans
lesquels de nombreux soldats américains et français perdirent la
vie. De 1985 à 1987, le mouvement AMAL, une milice chiite, soutenue
par la Syrie, s’attaque aux camps de réfugiés palestiniens, ce
qui provoque le départ de certains de ses militants pour le
Hezbollah, tout juste naissant. Ainsi, les deux organisations chiites
se retrouvent face à face et s’affrontent de 1988 à 1989 dans une
guerre fratricide.
En
1988, Amine Gemayel, le président libanais charge Michel Aoun, un
général, de composer un gouvernement militaire d’intérim. Le
militaire se lance alors dans une guerre contre les troupes syriennes
qui occupent encore le pays. Toutefois, le nouveau président Elias
Hraoui nomme Emile Lahoud commandant de l’armée et ordonne à Aoun
de se rendre. Acculés, Aoun et ses partisans doivent rendre les
armes devant l’offensive combinée des syriens et de l’armée
libanaise. Cette force militaire mixte s’attache alors à désarmer
les milices pour préparer la paix.
Si
N. n’a pas de souvenir particulier de la guerre civile et dit
d’ailleurs « même en temps de paix,
il y avait toujours des explosions. »,
il a vécu celle de 2006, entre Israël et le Liban, de façon
beaucoup plus directe. Mon interlocuteur voit dans cette guerre avant
tout l’affrontement de l’état hébreu et du Hezbollah et ne
s’est pas senti concerné dans un premier temps. « Nous,
au nord de Beyrouth, on était tranquille. J’ai passé l’été à
nager, à faire la fête .On entendait juste les roquettes, les
missiles au loin. ». Plus tard, alors
qu’il travaille à l’aéroport pour le ministère des finances,
il se retrouve sous le bombardement israélien.
Nasrallah, chef du Hezbollah depuis 1992. |
Son
analyse géopolitique de ces événements place à nouveau les enjeux
de cette guerre hors des frontières libanaises. « Cette
guerre, menée par Israël, a été faite avec l’aval des sunnites
libanais et de leurs soutiens. Le but, c’était d’éliminer le
Hezbollah. ». A l’évocation de la
popularité grandissante du Hezbollah parmi les populations
musulmanes et chrétiennes confondues, N. reconnait que le mouvement
est devenu une force et que son leader, Hassan Nasrallah remplit à
la fois un rôle religieux et politique. Il nuance toutefois le
propos. « Pour certains libanais, le
Hezbollah est une erreur car c’est une sorte d’État dans l’État.
Ils ont leur propre armée, leur financement et ils n’obéissent
pas au Liban […] D’autres les admirent car ils les considèrent
braves, car ils ont su combattre Israël qui, tous les jours, viole
la souveraineté libanaise. ». La
classe politique à l’image de la population est assez partagée
sur la question. Michel Aoun et son parti politique, le Courant
Patriotique Libre (Tayyar), majoritairement chrétien, est l’allié
du Hezbollah dans l’optique de la défense du pays contre Israël.
N. note d’ailleurs un réel changement de positionnement
idéologique de la part de Nasrallah. « Le
Hezbollah a changé de discours depuis qu’il discute avec les
chrétiens. A l’origine, il voulait combattre les israéliens
jusqu’à Jérusalem. ». Toutefois, le
mouvement chiite ne fait pas l’unanimité et les Forces Libanaises,
un autre parti chrétien dirigé par Samir Geagea, ainsi que les
sunnites, réclament le désarmement du Hezbollah.
On
ne pouvait évoquer le Hezbollah sans aborder la guerre civile qui
secoue la Syrie voisine. En effet, le Hezbollah, par sa participation
active aux côtés d’Assad dans la lutte contre les insurgés,
risque des représailles et donc de voir s’étendre la guerre sur
le territoire libanais. N. s’est par conséquent résigné à
espérer une victoire d’Assad et semble pour la première fois de
notre entretien inquiet. « Certes,
Bachar-el-Assad est un dictateur et a joué un rôle négatif par le
passé au Liban mais en tant que chrétien libanais, je préfère ce
régime à un éventuel état islamiste. ». Enfin
lorsque on évoque les tensions récemment exacerbées entre chiites
et sunnites libanais et une possible guerre, N. me confie que les
chrétiens resteraient sans doute neutres, dans la mesure du
possible, confirmant par là qu’il n’existe pas actuellement
d’identité nationale libanaise mais plutôt que les intérêts
communautaires priment.
La
question de son avenir, m’avoue-t-il, est intimement lié à celui
de son pays. La thèse qu’il prépare s’accorderait plutôt avec
un avenir radieux au Liban mais l’instabilité de son pays reflète
aussi sa personnalité, partagée l’envie d’un retour aux racines
et celui de rester en France, loin du tumulte politique grandissant.
A travers cet entretien apparait en filigrane la réalité non pas
d’un futur libanais mais de futurs, autant de futurs qu’il existe
de confessions au Liban. On admettra néanmoins que le conflit
latent, qui menace d’enflammer le pays à tous moment, est
néanmoins étouffé par une certaine cohésion née de la nécessité
de lutter contre des ennemis communs. Pour le moment en tous cas.
Romain.
Romain.
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