mardi 10 décembre 2013

Le Liban, un pays à un souffle du chaos ?

Attentat à la voiture piégée dans un quartier chiite de Beyrouth (9 juillet 2013).

Alors que le conflit syrien s’enlise et que le bilan humain s’alourdit jour après jour (environ 100 000 morts et près de deux millions de réfugiés), les craintes des libanais de voir la violence s’étendre à leur pays se précisent. Craintes justifiées par les affrontements récents entre des groupuscules de radicaux sunnites et l’armée dans la ville de Saïda mais aussi par l’attentat le 9 juillet en plein cœur de Beyrouth contre des bureaux du Hezbollah.
Tandis que notre entretien débutait à peine, mon interlocuteur me coupa la parole pour éclaircir un point crucial. « Au Liban, la première chose que l’on te demande, c’est ta confession. » m’explique N. N.est un doctorant de 31 ans, calme, s’exprimant dans un français parfait. Il est né à Zahlé, ville chrétienne et principale agglomération de la vallée de la Bekaa, sise entre les monts Liban à l’ouest et Anti-Liban à l’est. En tant que catholique, il suit naturellement ses études secondaires dans l’établissement Notre Dame des Apôtres puis part à Jounieh, au nord de Beyrouth, pour poursuivre des études universitaires en droit à l’université Saint-Esprit de Kaslik. A 27 ans, il s’expatrie en France où il est diplômé de deux masters, en droit et en commerce international. Il compose actuellement une thèse sur les tribunaux pénaux internationaux en droit public international.
La réflexion de N. apparait d’autant plus judicieuse que le Liban ne compte pas moins de dix-huit confessions religieuses parmi lesquelles les musulmans sunnites, chiites et druzes ainsi que les chrétiens, majoritairement maronites mais aussi grecs orthodoxes et catholiques. N. évoque aussi le mouvement évangélique protestant qui se développe au Liban et la communauté juive dont la plupart des membres ont émigré et « se font de plus en plus rares et discrets. ». De fait, le Liban, petit état de seulement 10 452 km², apparait comme un véritable patchwork de communautés, qui s’établissent grosso modo de la manière suivante : les maronites dans la partie centrale, de Beyrouth à la plaine de la Bekaa, les grecs orthodoxes autour de Tripoli et de la capitale. Les sunnites occupent le nord du pays ainsi que la périphérie des villes de Baalbek et de Saïda. Enfin, les chiites se concentrent au nord-est et au sud-est tandis que les druzes s’implantent principalement dans le Chouf.
La question de la cohabitation se pose donc et a fortiori dans un pays qui cristallise à la fois des enjeux géostratégiques, politiques et religieux. Toutefois, cette même cohabitation ne peut se comprendre si l’on occulte deux facteurs importants propres aux communautés confessionnelles libanaises. Le premier de ces facteurs est un marqueur d’appartenance à la communauté véhiculé par l’usage du prénom comme le rappelle N. « Tu peux savoir la religion de quelqu’un à travers son prénom. Si tu as un prénom de saint ou francophone, tu es plutôt chrétien. Charbel, Elias, Antoine sont des prénoms chrétiens. ». Néanmoins, l’usage de ce marqueur n’est pas l’apanage seul de la communauté chrétienne. Il précise ainsi « Les musulmans portent généralement des prénoms arabes. Mohamed ou Ahmed pour les sunnites, Ali pour les chiites. ». C’est d’ailleurs en toute logique que les sunnites choisissent le prénom du prophète ou un de ses dérivés tandis que les chiites optent pour celui du neveu de ce dernier.
Ce sentiment communautaire fort se double aussi de ce que l’on pourrait considérer comme une allégeance et que N. exprime à travers la notion de « ralliement à un pays ou à une puissance étrangère. ». Ce point précis illustre alors la fragilité de la paix à l’intérieur du Liban et contribue à expliquer en partie les signes d’instabilité récents. Ainsi, les chiites se révèlent être proches de L’Iran des ayatollahs et de la Syrie tandis que les sunnites bénéficient du soutien de l’Arabie Saoudite wahhabite et plus largement des pays du Golfe tels que le Qatar. Les chrétiens, quant à eux, sont par tradition ouverts sur l’Occident et proches, en particulier, de la France.
Dans les faits et de façon plus prosaïque, la cohabitation se traduit à la fois par des contradictions fortes entre les modes de vie mais aussi par une certaine forme d’entente entre les communautés. Ainsi, une anecdote que me rapporte mon interlocuteur illustre parfaitement le premier point. « A Beyrouth, dans un quartier chrétien de la banlieue, il y a la rue Monnot avec beaucoup de bars et de boites de nuit et à quelques pas, il y a le quartier musulman avec une ambiance totalement différente. On passe des filles en jupe, d’une ambiance festive à une ambiance plus feutrée avec des drapeaux noirs, des photos de martyrs. ». Alors que j’interroge N. sur le risque de violence dont découle cette proximité, il approfondit en admettant que « certains chrétiens n’iront pas dans ces quartiers par peur. » mais reconnait dans le même temps « qu’aujourd’hui, il n’y a plus de risques. ». Il se souvient toutefois que par le passé, on lui recommandait de retirer la croix suspendue à son rétroviseur quand il passait dans les quartiers musulmans.
Si le cloisonnement en quartiers confessionnels existe, il ne faut pas pour autant se figurer une géographie ethnico-religieuse du Liban figée dans la mesure où il existe aussi des zones mixtes. Ainsi N., pour avoir vécu dans un village mixte, compte parmi ses amis à la fois des druzes, des chiites ou encore des sunnites.
La question de l’équité entre les différentes communautés et donc par conséquent celle de la paix sociale est traitée tout d’abord par un accord tacite qui revêt la forme d’une coutume stipulant que « depuis l’indépendance du pays en 1943, le président est maronite, le premier ministre sunnite tandis que le président de l’assemblée est un chiite.». Cette coutume se double d’ailleurs d’un caractère légal notamment à l’occasion des concours de la fonction publique où « On doit retenir un chrétien, un musulman, etc. […] on doit toujours observer cette variété. ».
Cette façon si particulière de nommer les plus hauts représentants de l’Etat et du gouvernement nous offre une transition idéale pour évoquer le paysage politique libanais ainsi que la guerre civile et les différentes périodes de violences, le fait militaire et la vie de la Cité étant inextricablement liés dans ce pays. Sans se départir de son calme, N. résume d’une seule phrase laconique la situation libanaise de 1975 à aujourd’hui. « Il y a toujours eu des conflits politiques, différentes guerres. » et pour souligner les conséquences graves découlant des obédiences des différentes confessions, il ajoute « Le Liban subit la guerre des autres. ». On ne peut lui donner tort tant l’influence étrangère fut omniprésente durant les différentes phases du conflit.
Photo prise le 18 janvier 1976, en pleine guerre du Liban par la photoreporter
Françoise Demulder
Ainsi lors de la guerre de deux ans (1975-1976), les miliciens chrétiens des Phalanges Libanaises, les Kataeb, affrontèrent à la fois les membres du parti social nationaliste syrien (PSNS), basé au Liban et pro-syrien mais aussi les militants palestiniens de Yasser Arafat. En 1976, Hafaz el-Assad, président syrien et père de Bachar, afin de faire respecter un cessez le feu, pénètre au Liban avec des soldats et des chars. S’ensuit alors jusqu’en 1982 un état de guerre latent qui voit s’affronter les factions chrétiennes dans une lutte interne mais aussi celles-ci contre les troupes syriennes. En 1978, dans le sud du pays, pour sécuriser les villes du nord d’Israël, Tsahal lance une offensive afin de repousser les militants palestiniens dans le nord du Liban. Israël soutient d’ailleurs financièrement et matériellement l’Armée du Liban Sud, une milice composée de chrétiens mais aussi de chiites et de druzes, hostiles aux miliciens de L’OLP.
Photo prise après l'attentat du Drakkar qui avait, le 23 octobre 1983, couté
la vie de 58 soldats français et d'une famille libanaise.
La seconde phase du conflit (1982-1990) voit à nouveau des affrontements entre les miliciens d’Arafat et les libanais mais aussi entre les phalangistes chrétiens et les druzes dans le Chouf. La force internationale, arrivée à Beyrouth en 1982, quitte pour sa part le pays en février 1984 après avoir subi des attentats dans lesquels de nombreux soldats américains et français perdirent la vie. De 1985 à 1987, le mouvement AMAL, une milice chiite, soutenue par la Syrie, s’attaque aux camps de réfugiés palestiniens, ce qui provoque le départ de certains de ses militants pour le Hezbollah, tout juste naissant. Ainsi, les deux organisations chiites se retrouvent face à face et s’affrontent de 1988 à 1989 dans une guerre fratricide.
En 1988, Amine Gemayel, le président libanais charge Michel Aoun, un général, de composer un gouvernement militaire d’intérim. Le militaire se lance alors dans une guerre contre les troupes syriennes qui occupent encore le pays. Toutefois, le nouveau président Elias Hraoui nomme Emile Lahoud commandant de l’armée et ordonne à Aoun de se rendre. Acculés, Aoun et ses partisans doivent rendre les armes devant l’offensive combinée des syriens et de l’armée libanaise. Cette force militaire mixte s’attache alors à désarmer les milices pour préparer la paix.
Si N. n’a pas de souvenir particulier de la guerre civile et dit d’ailleurs « même en temps de paix, il y avait toujours des explosions. », il a vécu celle de 2006, entre Israël et le Liban, de façon beaucoup plus directe. Mon interlocuteur voit dans cette guerre avant tout l’affrontement de l’état hébreu et du Hezbollah et ne s’est pas senti concerné dans un premier temps. « Nous, au nord de Beyrouth, on était tranquille. J’ai passé l’été à nager, à faire la fête .On entendait juste les roquettes, les missiles au loin. ». Plus tard, alors qu’il travaille à l’aéroport pour le ministère des finances, il se retrouve sous le bombardement israélien.
Nasrallah, chef du Hezbollah depuis 1992.
Son analyse géopolitique de ces événements place à nouveau les enjeux de cette guerre hors des frontières libanaises. « Cette guerre, menée par Israël, a été faite avec l’aval des sunnites libanais et de leurs soutiens. Le but, c’était d’éliminer le Hezbollah. ». A l’évocation de la popularité grandissante du Hezbollah parmi les populations musulmanes et chrétiennes confondues, N. reconnait que le mouvement est devenu une force et que son leader, Hassan Nasrallah remplit à la fois un rôle religieux et politique. Il nuance toutefois le propos. « Pour certains libanais, le Hezbollah est une erreur car c’est une sorte d’État dans l’État. Ils ont leur propre armée, leur financement et ils n’obéissent pas au Liban […] D’autres les admirent car ils les considèrent braves, car ils ont su combattre Israël qui, tous les jours, viole la souveraineté libanaise. ». La classe politique à l’image de la population est assez partagée sur la question. Michel Aoun et son parti politique, le Courant Patriotique Libre (Tayyar), majoritairement chrétien, est l’allié du Hezbollah dans l’optique de la défense du pays contre Israël. N. note d’ailleurs un réel changement de positionnement idéologique de la part de Nasrallah. « Le Hezbollah a changé de discours depuis qu’il discute avec les chrétiens. A l’origine, il voulait combattre les israéliens jusqu’à Jérusalem. ». Toutefois, le mouvement chiite ne fait pas l’unanimité et les Forces Libanaises, un autre parti chrétien dirigé par Samir Geagea, ainsi que les sunnites, réclament le désarmement du Hezbollah.
On ne pouvait évoquer le Hezbollah sans aborder la guerre civile qui secoue la Syrie voisine. En effet, le Hezbollah, par sa participation active aux côtés d’Assad dans la lutte contre les insurgés, risque des représailles et donc de voir s’étendre la guerre sur le territoire libanais. N. s’est par conséquent résigné à espérer une victoire d’Assad et semble pour la première fois de notre entretien inquiet. « Certes, Bachar-el-Assad est un dictateur et a joué un rôle négatif par le passé au Liban mais en tant que chrétien libanais, je préfère ce régime à un éventuel état islamiste. ». Enfin lorsque on évoque les tensions récemment exacerbées entre chiites et sunnites libanais et une possible guerre, N. me confie que les chrétiens resteraient sans doute neutres, dans la mesure du possible, confirmant par là qu’il n’existe pas actuellement d’identité nationale libanaise mais plutôt que les intérêts communautaires priment.
La question de son avenir, m’avoue-t-il, est intimement lié à celui de son pays. La thèse qu’il prépare s’accorderait plutôt avec un avenir radieux au Liban mais l’instabilité de son pays reflète aussi sa personnalité, partagée l’envie d’un retour aux racines et celui de rester en France, loin du tumulte politique grandissant. A travers cet entretien apparait en filigrane la réalité non pas d’un futur libanais mais de futurs, autant de futurs qu’il existe de confessions au Liban. On admettra néanmoins que le conflit latent, qui menace d’enflammer le pays à tous moment, est néanmoins étouffé par une certaine cohésion née de la nécessité de lutter contre des ennemis communs. Pour le moment en tous cas.

Romain.



Pour aller plus loin:



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire