mercredi 27 novembre 2013

Gorka


Gorka achevait à peine sa nuit. Elle ne lui apporta que peu de repos tant le froid était mordant au sommet du monte qu'il occupait avec ses compagnons d'armes. Le jeune homme s'était couché tout habillé, coiffé de sa gorra et emmitouflé dans son pull de laine et son épaisse veste. Il ouvrit les yeux, les referma, bailla, se tourna et se retourna sur sa paillasse avant de décider que sa nuit était bel et bien finie. Il se redressa, décrocha son harnais contenant ses cartouchières qu'il ceignit avant de s'emparer de son fusil. Cétait une bonne arme, fiable et précise. Un mousqueton Mauser de fabrication espagnole. Les gudaros plus aguerris, vétérans de la bataille de Villareal, lui avaient enseigné toutes les potentialités d'une telle arme. Son Mauser était l'objet de jalousie au sein du bataillon et il veillait à en prendre soin comme de sa fiancée. De fiancée d'ailleurs, il n'en avait pas. Bien sûr,il y avait la belle Maitane, dans son barrio de Deusto. Une brune, un peu sauvage, toute en courbe. Quel caractère !

Elle lui faisait un peu peur d'ailleurs. Il se souvint qu'il se trouvait en sa compagnie le jour où il avait décidé de s'engager. Cela ne faisait que quelques semaines, à peine plus d'un mois peut-être mais à ses yeux, c'était il y a une éternité. Le couple informel s'était précipité au port quand la rumeur de l'arrivée d'un cargo soviétique se fut propagée à travers la ville. Les deux jeunes gens se fondirent dans la foule pour assister au déchargement de la cargaison d'armes effectuée sous bonne garde. C'est réellement à la vue des Bous qu'il prit sa décision. Il aurait aimé embarquer sur un de ces chalutiers renforcés et armés à la hâte pour défendre les côtes de Vizcaye et permettre le passage des navires marchands. Seulement, il avait un tel mal de mer que la seule vue de la houle lui retournait l'estomac. Tant pis ! Il s'engagerait au sein des bataillons du PNV qui luttaient dorénavant pied à pied dans les montes. Gorka se sentait fier comme un paon, là dans son uniforme, le fusil à l'épaule alors qu'il sortait de la bergerie dont la toiture avait été éventrée par un obus une semaine auparavant. La position de son bataillon s'organisait autour de trois caserios et de leurs dépendances. Quelques nids de mitrailleuses, un long muret de pierres taillées et des parapets de sacs de sable constituaient les défenses contre la troupe ennemie, plus bas dans le vallon.
Le lieutenant, Carlos Iguren venait aussi de terminer sa nuit mais, contrairement à Gorka, il avait bien meilleure mine. Il veillait à être toujours rasé de frais. Grand, le menton volontaire, ses cheveux bruns plaqués en arrière, il faisait bonne impression sur la troupe, vêtu de sa chemise à carreaux typique. Le lieutenant Iguren fit un signe à Gorka et le rejoignit.

-Egun on mon lieutenant, bien dormi ?
-Comme un pacha- sourit il à Gorka, toujours soucieux en raison de son grade de montrer le bon exemple à ses soldats et de ne jamais se plaindre de quoique ce soit. C'était le genre d’homme pouvant paraître froid au premier abord mais il s'avérait aussi concerné par le sort de sa troupe sans toutefois être affable. Vétéran parmi les vétérans, Carlos Iguren s'était battu en Gipuzkoa avant que les nationalistes s'emparent de la province et avait été constamment en première ligne durant l'offensive désastreuse sur Villareal. A vrai dire, il se battait depuis les premiers jours de la guerre et cela avant même que les dirigeants du PNV se déclarent en faveur de la République. Iguren était un officier juste et valeureux et un militant déjà chevronné à 35 ans.
Il consulta sa montre.

-Bon, Gorka, il est temps d'aller assurer la relève à l'avant-poste- et sans plus de discours, ils traversèrent le campement d'un bon pas vers le muret en pierre. Les deux hommes marchaient côte à côte,en silence, dans la pénombre de l'aube naissante. En regardant les montes de l'autre côté de la vallée, au loin, le jeune homme repensa à son avenir. Avant la guerre, il aurait sans doute intégré l'université de Deusto à ses 18 ans pour suivre un cursus d'Histoire ou de Droit peut-être. Il aurait eu plaisir à intégrer l'équipe de football de l'université, de déambuler à travers les couleurs de cet édifice majestueux, d'emprunter les antiques escaliers en bois. Il aurait pu suivre des cours enrichissants et parfois rêvasser en admirant de sa salle de classe les vaches qui paissaient à flanc de monte. Enjamber le pont, boire des cervezas sur les bords du Nervion, aller en vélo jusqu'à la plage de Sopelana ou de Larrabastera, tout cela relevait du rêve inaccessible aujourd'hui. C'était au mieux un fantasme que Gorka devait s'ôter de l'esprit sous peine d'être frappé de plein fouet par la mélancolie et la nostalgie. Combien de temps durerait la guerre ?
Il n'en avait aucune idée. La situation sur le Front Nord n'était guère meilleure qu'au Centre ou à l'Est où les combats faisaient rage. Les gudaris manquaient de tout et principalement d'un armement efficace mais ils tenaient bon, fiers basques qu'ils étaient.
Arrivés au muret, ils se firent plus prudents. Courbés, les deux hommes progressèrent derrière cet abri de fortune, frêle barricade face à l'artillerie adverse, jusqu'à une section éboulée qui donnait sur une tranchée peu profonde. Ils s'avancèrent à pas de loup à travers celle-ci. Un homme se mouvant trop rapidement pouvait être pris pour cible par des tireurs expérimentés ou un tir de canon. De même qu'il était fortement déconseillé de fumer à l'avant-poste, et à plus forte raison dans l'obscurité, il suffisait alors aux nationalistes d'aligner la mire de leurs fusils sur la lueur incandescente ou de viser légèrement plus haut pour atteindre le gudari en faction pile entre les deux yeux. Au bout de cette tranchée, à peine un boyau de liaison en réalité, se tenait l'avant-poste, une casemate faite de rondins de bois renforcée par des sacs de sable et un remblai de terre. Dans ce réduit pouvant accueillir à grand peine cinq hommes, deux soldats montaient la garde. L'un deux portant une capote servait une mitrailleuse Lewis tandis que son compagnon observait à la jumelle le camp adverse. Le lieutenant Iguren vint taper sur l'épaule du préposé à la mitrailleuse en s'annonçant de la voix pour signifier la relève. Visiblement les dernières heures avaient été calmes comme ils l'expliquèrent à l'officier avant de s'engager à leur tour dans le boyau. Gorka posa son fusil contre le mur en rondin, prit un casque qu'il coiffa et empila les chargeurs-tambours de la Lewis dans la caisse à munition prévue à cet effet à ses pieds. Il s'installa ensuite derrière la mitrailleuse et scruta le vallon, en contrebas de sa position. Le quotidien sur le front était monotone de routine. Les soldats des deux camps se contentaient de monter la garde, d'observer les éventuels mouvements de l'ennemi, parfois de lâcher un coup de fusil ou une rafale de mitrailleuse sur les silhouettes entre-aperçues. Les gudaris du bataillon, assez peu pourvu en artillerie, attendaient de repérer les nuages de fumée résultant des salves nationalistes pour déclencher à leur tour les tirs. Lorsque un obus de mortier atteignait une tranchée ou une fortification adverse, des cris de joie retentissaient parmi les gudaris suvis des insultes et des défis véhéments de la part des franquistes. Certaines nuits, assez rarement toutefois, nationalistes et gudaris du PNV, envoyaient des patrouilles les lignes ennemies afin de reconnaître le terrain, d'évaluer les défenses et de lancer quelques grenades incendiaires sur les casemates.

Aujourd'hui, au moins, avec la brume qui enveloppait la vallée et les montes, les gudaris n'auraient pas à subir les raids aériens meurtriers contre lesquels le bataillon n'avait aucune défense. Sur la même ligne de front que le bataillon de Gorka, sur son aile droite plus précisément, était sis un autre monte occupé pour sa part par un bataillon communiste. Sur la gauche, il y avait bien un autre bataillon dans une forêt mais Gorka ignorait jusqu'à son obédience et à vrai dire n'en avait cure. Après une heure de garde attentive à observer les lignes ennemies, Gorka s'octroya une pause. Le jeune homme sortit de sa besace une miche de pain, du jambon fumé et un morceau de fromage, et, après avoir découpé des tranches dans chacun de ces aliments, il se sustenta.
Le lieutenant Iguren utilisait ses jumelles puis griffonnait des notes dans son carnet. Il restait une demie bouteille de vin dans la casemate, Gorka en versa dans son quart et le but pour faire passer la nourriture. Il posa ensuite son récipient sur un sac de sable juste à côté de la mitrailleuse et reprit la surveillance de la ligne de front. C'est alors qu'il crut les voir. La fatigue lui jouait sans doute des tours, il ferma les yeux l'espace d'une seconde et les rouvrit. Les silhouettes étaient toujours là, progressant en direction des gudaris.

-Mon lieutenant- dit Gorka sans lâcher la ligne de front des yeux.
-Oui ? Répondit Iguren distrait par les notes qu'il retranscrivait dans son carnet.
-Je.. .je crois que vous devriez voir ça, un groupe de nationalistes vient d'émerger de la brume - dit Gorka la voix chevrotante.
Le lieutenant lâcha son crayon et se retourna vers la ligne de front, jumelles au poing. Les soldats ennemis avançaient courbés, se déplaçant d'un point à un autre au petit trot.

-Apparemment, c'est une patrouille de reconnaissance ou alors ils se sont perdus dans la brume mais ça me paraît peu probable-
Iguren reposa ses jumelles, dégrafa le bouton-pression et sortit son pistolet de son étui. C'était un semi-automatique Star 1922. Il posa l'arme à portée de main et reprit ses jumelles.

-Bien, on va peut-être pouvoir faire des prisonniers- continua il alors qu'il se collait le combiné du téléphone de campagne contre l'oreille.-On va prévenir le QG de l'arrivée de la patrouille. On devrait pouvoir les cueillir sans problème.-
En attendant que la communication s'établisse, il reporta son attention sur le petit groupe de soldats en contrebas.

-Debruya Michaya- jura il bruyamment alors que d'autres groupes de nationalistes émergeaient de la brume tels des spectres.-Tire Gorka, tire, cloue les sur place- lui dit il presque à voix basse une main posée sur son épaule.
Gorka expira bruyamment, arma le mécanisme en le ramenant vers lui et lâcha une rafale. Le chargeur-tambour tourna sur lui même et l'écho du staccato de la mitrailleuse résonna contre les versants des montes pour finalement emplir la vallée de son rugissement lugubre. La rafale passa à travers le peloton de soldats. Gorka ne put savoir dans l'immédiat s'il avait fait mouche. Les nationalistes étaient au sol. Fauchés par la rafale ou cloués là par la peur et le besoin irrépressible de se protéger ? Il ne se posa pas plus de questions, fit pivoter sa mitrailleuse, tira deux rafales sur un autre groupe de soldats tandis que des coups de fusils éclataient régulièrement depuis le muret. Le lieutenant Iguren empoigna une carabine Destroyer , s'accouda contre les sacs de protection et tira à son tour. Imperturbable, il visait, appuyait sur la gâchette puis il alignait une autre silhouette dans sa mire et tirait de nouveau. La situation des gudaris était plutôt bonne. Leur feu nourri clouait les assaillants sur place. Plusieurs nationalistes gisaient sur le sol, poissant de leur sang, de leurs humeurs la terre basque. D'autres hurlaient, grièvement blessés et se traînaient lamentablement dans l'espoir vain d'être secourus, de se cacher ou de rejoindre leurs lignes. Le gros des rebelles prit position derrière l'accotement pentu d'une route de campagne sinueuse .Puis tout bascula. La première salve de l'artillerie nationaliste tomba à une cinquantaine de mètres en avant des positions basques. Les artilleurs rectifièrent le tir qui frappa de plein fouet la ligne des gudaris. Gorka tomba à la renverse, surpris, légèrement commotionné par le bruit et la fumée. Les obus jaillissaient en geyser de pierres et de poussières. Les quelques mortiers et canons légers des gudaris répliquèrent et pilonnèrent la petite route de campagne, la creusant de cratères.
Quand Gorka se releva, il constata que son lieutenant servait la mitrailleuse. Il prit son fusil et visa les rebelles en contrebas, ignorant les détonations et le sifflement des balles qui venaient s'écraser contre la casemate. Les rebelles se redressèrent et repartirent à l'assaut. Certains tombèrent à la renverse, d'autres étaient fauchés par les rafales de mitrailleuse et parfois le mortier faisait mouche tuant d'un coup plusieurs soldats. Toutefois, l'offensive ne se brisait pas et bientôt son élan tel une lame de fond viendrait s'abattre sur le bataillon de Gorka. De leur côté, les fusils des gudaris s'enrayaient, le canon des mitrailleuses rougissaient sous la cadence de tir infernale qu'imposait l'assaut adverse. Le tir de barrage des franquistes cessa pour ne pas blesser ou tuer ses propres soldats qui en poussant des cris se ruèrent à l'assaut. L'attaque ne pouvait maintenant plus être brisée et le corps à corps était inévitable. Le lieutenant jetait des grenades défensives vers les troupes adverses. La situation devenait intenable. La casemate était maintenant une cible privilégiée et les balles crépitaient sur les rondins ou perçaient les sacs de sables. Des grenades explosaient tout autour de l'avant-poste menaçant d'y mettre le feu ou de le faire exploser avec ses occupants à tout instant. Iguren intima l'ordre de repli à Gorka qui se rua dehors le fusil à la main. Ils s'engagèrent dans le boyau, courbés, les balles sifflants à leurs oreilles, les soldats ennemis sur leurs talons. Lorsqu'enfin , ils regagnèrent la sécurité toute relative qu'offrait le muret, Gorka et son lieutenant observèrent l'échange d'amabilités entre les deux camps à grands renforts de grenades, prélude d'un combat à l'arme blanche et au pistolet qui s'annonçait sanglant.

Gorka, tremblant, s'y reprit à deux fois pour fixer sa baïonnette tandis que le lieutenant attendait, impassible, son pistolet au poing. Dans un tonnerre de cris, d'imprécations et d'insultes, les rebelles franchirent le muret. Iguren tira sur le premier assaillant qui tomba en avant comme on trébuche sur une marche. Gorka imita son supérieur mais manqua sa cible, le soldat nationaliste se rua sur le jeune homme qui manqua de tomber à la renverse. Il parvint à rétablir de justesse son équilibre et lui donna un coup de crosse à la tête. Le coup ne fit qu'érafler son cuir chevelu mais l'espace d'un instant l'homme fut déconcentré, Gorka ramena son arme à la hanche et feinta en avant. La lame s'enfonça dans l'abdomen et le soldat fixa le jeune homme avec des yeux ronds, une expression de surprise sur le visage avant que ses traits se tordent de douleur et qu'un rictus exprimant sa haine fasse son apparition.
La bataille dura encore. Si peu à l'échelle de notre quotidien. Peut-être une heure. Mais une éternité pour des hommes, épuisés, qui à chaque instant pouvaient être fauchés par la mort, blessés mortellement ou perdre ses plus proches amis.
Que devinrent le lieutenant Iguren et le jeune Gorka ? Peut-être ne survécurent ils pas à cette bataille, peut-être que si. Nominativement, ces deux hommes n'ont pas existé (quoique une coïncidence est possible) mais il y eut sans doute des jeunes gens, des officiers qui vécurent des moments identiques, qui eurent des pensées semblables sur leur avenir. Ils ne sont ni plus ni moins que des hommes ordinaires (des héros?) et oubliés d'un front mal connu et d'une guerre dont la mémoire s'estompe.

Romain. 

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