Gorka achevait à peine sa nuit. Elle
ne lui apporta que peu de repos tant le froid était mordant au
sommet du monte qu'il
occupait avec ses compagnons d'armes. Le jeune homme s'était couché
tout habillé, coiffé de sa gorra
et emmitouflé dans son pull de laine et son épaisse veste. Il
ouvrit les yeux, les referma, bailla, se tourna et se retourna sur sa
paillasse avant de décider que sa nuit était bel et bien finie. Il
se redressa, décrocha son harnais contenant ses cartouchières qu'il
ceignit avant de s'emparer de son fusil. Cétait une bonne arme,
fiable et précise. Un mousqueton Mauser de
fabrication espagnole. Les gudaros plus
aguerris, vétérans de la bataille de Villareal, lui avaient
enseigné toutes les potentialités d'une telle arme. Son Mauser
était l'objet de jalousie au sein du bataillon et il veillait à en
prendre soin comme de sa fiancée. De fiancée d'ailleurs, il n'en
avait pas. Bien sûr,il y avait la belle Maitane, dans son barrio
de Deusto. Une brune, un peu
sauvage, toute en courbe. Quel caractère !
Elle
lui faisait un peu peur d'ailleurs. Il se souvint qu'il se trouvait
en sa compagnie le jour où il avait décidé de s'engager. Cela ne
faisait que quelques semaines, à peine plus d'un mois peut-être
mais à ses yeux, c'était il y a une éternité. Le couple informel
s'était précipité au port quand la rumeur de l'arrivée d'un cargo
soviétique se fut propagée à travers la ville. Les deux jeunes
gens se fondirent dans la foule pour assister au déchargement de la
cargaison d'armes effectuée sous bonne garde. C'est réellement à
la vue des Bous qu'il
prit sa décision. Il aurait aimé embarquer sur un de ces chalutiers
renforcés et armés à la hâte pour défendre les côtes de Vizcaye
et permettre le passage des navires marchands. Seulement, il avait un
tel mal de mer que la seule vue de la houle lui retournait l'estomac.
Tant pis ! Il s'engagerait au sein des bataillons du PNV qui
luttaient dorénavant pied à pied dans les montes. Gorka
se sentait fier comme un paon, là dans son uniforme, le fusil à
l'épaule alors qu'il sortait de la bergerie dont la toiture avait
été éventrée par un obus une semaine auparavant. La position de
son bataillon s'organisait autour de trois caserios et
de leurs dépendances. Quelques nids de mitrailleuses, un long muret
de pierres taillées et des parapets de sacs de sable constituaient
les défenses contre la troupe ennemie, plus bas dans le vallon.
Le lieutenant,
Carlos Iguren venait aussi de terminer sa nuit mais, contrairement à
Gorka, il avait bien meilleure mine. Il veillait à être toujours
rasé de frais. Grand, le menton volontaire, ses cheveux bruns
plaqués en arrière, il faisait bonne impression sur la troupe, vêtu
de sa chemise à carreaux typique. Le lieutenant Iguren fit un signe
à Gorka et le rejoignit.
-Egun
on mon lieutenant, bien dormi ?
-Comme un pacha-
sourit il à Gorka, toujours
soucieux en raison de son grade de montrer le bon exemple à ses
soldats et de ne jamais se plaindre de quoique ce soit. C'était le
genre d’homme pouvant paraître froid au premier abord mais il
s'avérait aussi concerné par le sort de sa troupe sans toutefois
être affable. Vétéran parmi les vétérans, Carlos Iguren s'était
battu en Gipuzkoa avant
que les nationalistes s'emparent de la province et avait été
constamment en première ligne durant l'offensive désastreuse sur
Villareal. A vrai dire, il se battait depuis les premiers jours de la
guerre et cela avant même que les dirigeants du PNV se déclarent en
faveur de la République. Iguren était un officier juste et
valeureux et un militant déjà chevronné à 35 ans.
Il consulta sa
montre.
-Bon,
Gorka, il est temps d'aller assurer la relève à l'avant-poste-
et sans plus de discours, ils traversèrent le campement d'un bon pas
vers le muret en pierre. Les deux hommes marchaient côte à côte,en
silence, dans la pénombre de l'aube naissante. En regardant les
montes de l'autre côté
de la vallée, au loin, le jeune homme repensa à son avenir. Avant
la guerre, il aurait sans doute intégré l'université de Deusto à
ses 18 ans pour suivre un cursus d'Histoire ou de Droit peut-être.
Il aurait eu plaisir à intégrer l'équipe de football de
l'université, de déambuler à travers les couleurs de cet édifice
majestueux, d'emprunter les antiques escaliers en bois. Il aurait pu
suivre des cours enrichissants et parfois rêvasser en admirant de sa
salle de classe les vaches qui paissaient à flanc de monte.
Enjamber le pont, boire des
cervezas sur les
bords du Nervion,
aller en vélo jusqu'à la plage de Sopelana ou de Larrabastera,
tout cela relevait du rêve inaccessible aujourd'hui. C'était au
mieux un fantasme que Gorka devait s'ôter de l'esprit sous peine
d'être frappé de plein fouet par la mélancolie et la nostalgie.
Combien de temps durerait la guerre ?
Il n'en avait
aucune idée. La situation sur le Front Nord n'était guère
meilleure qu'au Centre ou à l'Est où les combats faisaient rage.
Les gudaris manquaient de tout et principalement d'un armement
efficace mais ils tenaient bon, fiers basques qu'ils étaient.
Arrivés
au muret, ils se firent plus prudents. Courbés, les deux hommes
progressèrent derrière cet abri de fortune, frêle barricade face à
l'artillerie adverse, jusqu'à une section éboulée qui donnait sur
une tranchée peu profonde. Ils s'avancèrent à pas de loup à
travers celle-ci. Un homme se mouvant trop rapidement pouvait être
pris pour cible par des tireurs expérimentés ou un tir de canon. De
même qu'il était fortement déconseillé de fumer à l'avant-poste,
et à plus forte raison dans l'obscurité, il suffisait alors aux
nationalistes d'aligner la mire de leurs fusils sur la lueur
incandescente ou de viser légèrement plus haut pour atteindre le
gudari en faction pile entre les deux yeux. Au bout de cette
tranchée, à peine un boyau de liaison en réalité, se tenait
l'avant-poste, une casemate faite de rondins de bois renforcée par
des sacs de sable et un remblai de terre. Dans ce réduit pouvant
accueillir à grand peine cinq hommes, deux soldats montaient la
garde. L'un deux portant une capote servait une mitrailleuse Lewis
tandis que son compagnon
observait à la jumelle le camp adverse. Le lieutenant Iguren vint
taper sur l'épaule du préposé à la mitrailleuse en s'annonçant
de la voix pour signifier la relève. Visiblement les dernières
heures avaient été calmes comme ils l'expliquèrent à l'officier
avant de s'engager à leur tour dans le boyau. Gorka posa son fusil
contre le mur en rondin, prit un casque qu'il coiffa et empila les
chargeurs-tambours de la Lewis
dans la caisse à munition prévue à cet effet à ses pieds. Il
s'installa ensuite derrière la mitrailleuse et scruta le vallon, en
contrebas de sa position. Le quotidien sur le front était monotone
de routine. Les soldats des deux camps se contentaient de monter la
garde, d'observer les éventuels mouvements de l'ennemi, parfois de
lâcher un coup de fusil ou une rafale de mitrailleuse sur les
silhouettes entre-aperçues. Les gudaris du bataillon, assez peu
pourvu en artillerie, attendaient de repérer les nuages de fumée
résultant des salves nationalistes pour déclencher à leur tour les
tirs. Lorsque un obus de mortier atteignait une tranchée ou une
fortification adverse, des cris de joie retentissaient parmi les
gudaris suvis des insultes et des défis véhéments de la part des
franquistes. Certaines nuits, assez rarement toutefois, nationalistes
et gudaris du PNV, envoyaient des patrouilles les lignes ennemies
afin de reconnaître le terrain, d'évaluer les défenses et de lancer
quelques grenades incendiaires sur les casemates.
Aujourd'hui,
au moins, avec la brume qui enveloppait la vallée et les montes,
les gudaris n'auraient pas à
subir les raids aériens meurtriers contre lesquels le bataillon
n'avait aucune défense. Sur la même ligne de front que le bataillon
de Gorka, sur son aile droite plus précisément, était sis un autre
monte occupé pour sa
part par un bataillon communiste. Sur la gauche, il y avait bien un
autre bataillon dans une forêt mais Gorka ignorait jusqu'à son
obédience et à vrai dire n'en avait cure. Après une heure de garde
attentive à observer les lignes ennemies, Gorka s'octroya une pause.
Le jeune homme sortit de sa besace une miche de pain, du jambon fumé
et un morceau de fromage, et, après avoir découpé des tranches
dans chacun de ces aliments, il se sustenta.
Le lieutenant
Iguren utilisait ses jumelles puis griffonnait des notes dans son
carnet. Il restait une demie bouteille de vin dans la casemate, Gorka
en versa dans son quart et le but pour faire passer la nourriture. Il
posa ensuite son récipient sur un sac de sable juste à côté de la
mitrailleuse et reprit la surveillance de la ligne de front. C'est
alors qu'il crut les voir. La fatigue lui jouait sans doute des
tours, il ferma les yeux l'espace d'une seconde et les rouvrit. Les
silhouettes étaient toujours là, progressant en direction des
gudaris.
-Mon lieutenant-
dit Gorka sans lâcher la ligne de front des yeux.
-Oui ?
Répondit Iguren distrait par les notes qu'il retranscrivait dans son
carnet.
-Je.. .je
crois que vous devriez voir ça, un groupe de nationalistes vient
d'émerger de la brume -
dit Gorka la voix chevrotante.
Le lieutenant lâcha
son crayon et se retourna vers la ligne de front, jumelles au poing.
Les soldats ennemis avançaient courbés, se déplaçant d'un point à
un autre au petit trot.
-Apparemment,
c'est une patrouille de reconnaissance ou alors ils se sont perdus
dans la brume mais ça me paraît peu probable-
Iguren reposa ses
jumelles, dégrafa le bouton-pression et sortit son pistolet de son
étui. C'était un semi-automatique Star 1922. Il posa l'arme à
portée de main et reprit ses jumelles.
-Bien, on va peut-être pouvoir
faire des prisonniers- continua
il alors qu'il se collait le combiné du téléphone de campagne
contre l'oreille.-On va prévenir le QG de l'arrivée de la
patrouille. On devrait pouvoir les cueillir sans problème.-
En attendant que la
communication s'établisse, il reporta son attention sur le petit
groupe de soldats en contrebas.
-Debruya
Michaya- jura il bruyamment alors que d'autres groupes de
nationalistes émergeaient de la brume tels des spectres.-Tire
Gorka, tire, cloue les sur place- lui dit il presque à voix
basse une main posée sur son épaule.
Gorka expira
bruyamment, arma le mécanisme en le ramenant vers lui et lâcha une
rafale. Le chargeur-tambour tourna sur lui même et l'écho du
staccato de la mitrailleuse résonna contre les versants des montes
pour finalement emplir la vallée de son rugissement lugubre. La
rafale passa à travers le peloton de soldats. Gorka ne put savoir dans l'immédiat s'il avait fait mouche. Les nationalistes étaient
au sol. Fauchés par la rafale ou cloués là par la peur et le
besoin irrépressible de se protéger ? Il ne se posa pas plus
de questions, fit pivoter sa mitrailleuse, tira deux rafales sur un
autre groupe de soldats tandis que des coups de fusils éclataient
régulièrement depuis le muret. Le lieutenant Iguren empoigna une
carabine Destroyer , s'accouda contre les sacs de protection
et tira à son tour. Imperturbable, il visait, appuyait sur la
gâchette puis il alignait une autre silhouette dans sa mire et
tirait de nouveau. La situation des gudaris était plutôt bonne.
Leur feu nourri clouait les assaillants sur place. Plusieurs
nationalistes gisaient sur le sol, poissant de leur sang, de leurs
humeurs la terre basque. D'autres hurlaient, grièvement blessés et
se traînaient lamentablement dans l'espoir vain d'être secourus, de
se cacher ou de rejoindre leurs lignes. Le gros des rebelles prit
position derrière l'accotement pentu d'une route de campagne
sinueuse .Puis tout bascula. La première salve de l'artillerie
nationaliste tomba à une cinquantaine de mètres en avant des
positions basques. Les artilleurs rectifièrent le tir qui frappa de
plein fouet la ligne des gudaris. Gorka tomba à la renverse,
surpris, légèrement commotionné par le bruit et la fumée. Les
obus jaillissaient en geyser de pierres et de poussières. Les
quelques mortiers et canons légers des gudaris répliquèrent et
pilonnèrent la petite route de campagne, la creusant de cratères.
Quand Gorka se
releva, il constata que son lieutenant servait la mitrailleuse. Il
prit son fusil et visa les rebelles en contrebas, ignorant les
détonations et le sifflement des balles qui venaient s'écraser
contre la casemate. Les rebelles se redressèrent et repartirent à
l'assaut. Certains tombèrent à la renverse, d'autres étaient
fauchés par les rafales de mitrailleuse et parfois le mortier
faisait mouche tuant d'un coup plusieurs soldats. Toutefois,
l'offensive ne se brisait pas et bientôt son élan tel une lame de
fond viendrait s'abattre sur le bataillon de Gorka. De leur côté,
les fusils des gudaris s'enrayaient, le canon des mitrailleuses
rougissaient sous la cadence de tir infernale qu'imposait l'assaut
adverse. Le tir de barrage des franquistes cessa pour ne pas blesser
ou tuer ses propres soldats qui en poussant des cris se ruèrent à
l'assaut. L'attaque ne pouvait maintenant plus être brisée et le
corps à corps était inévitable. Le lieutenant jetait des grenades
défensives vers les troupes adverses. La situation devenait
intenable. La casemate était maintenant une cible privilégiée et
les balles crépitaient sur les rondins ou perçaient les sacs de
sables. Des grenades explosaient tout autour de l'avant-poste
menaçant d'y mettre le feu ou de le faire exploser avec ses
occupants à tout instant. Iguren intima l'ordre de repli à Gorka
qui se rua dehors le fusil à la main. Ils s'engagèrent dans le
boyau, courbés, les balles sifflants à leurs oreilles, les soldats
ennemis sur leurs talons. Lorsqu'enfin , ils regagnèrent la sécurité
toute relative qu'offrait le muret, Gorka et son lieutenant
observèrent l'échange d'amabilités entre les deux camps à grands
renforts de grenades, prélude d'un combat à l'arme blanche et au
pistolet qui s'annonçait sanglant.
Gorka, tremblant,
s'y reprit à deux fois pour fixer sa baïonnette tandis que le
lieutenant attendait, impassible, son pistolet au poing. Dans un
tonnerre de cris, d'imprécations et d'insultes, les rebelles
franchirent le muret. Iguren tira sur le premier assaillant qui
tomba en avant comme on trébuche sur une marche. Gorka imita son
supérieur mais manqua sa cible, le soldat nationaliste se rua sur le
jeune homme qui manqua de tomber à la renverse. Il parvint à
rétablir de justesse son équilibre et lui donna un coup de crosse à
la tête. Le coup ne fit qu'érafler son cuir chevelu mais l'espace
d'un instant l'homme fut déconcentré, Gorka ramena son arme à la
hanche et feinta en avant. La lame s'enfonça dans l'abdomen et le
soldat fixa le jeune homme avec des yeux ronds, une expression de
surprise sur le visage avant que ses traits se tordent de douleur et
qu'un rictus exprimant sa haine fasse son apparition.
La bataille dura
encore. Si peu à l'échelle de notre quotidien. Peut-être une
heure. Mais une éternité pour des hommes, épuisés, qui à chaque
instant pouvaient être fauchés par la mort, blessés mortellement
ou perdre ses plus proches amis.
Que devinrent le
lieutenant Iguren et le jeune Gorka ? Peut-être ne survécurent
ils pas à cette bataille, peut-être que si. Nominativement, ces
deux hommes n'ont pas existé (quoique une coïncidence est possible)
mais il y eut sans doute des jeunes gens, des officiers qui vécurent
des moments identiques, qui eurent des pensées semblables sur leur
avenir. Ils ne sont ni plus ni moins que des hommes ordinaires (des
héros?) et oubliés d'un front mal connu et d'une guerre dont la
mémoire s'estompe.
Romain.
Romain.
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